De l'animation multimédia à l'animation numérique, accompagner la construction de cultures numériques

Un article d’Emmanuel Vergès, coordinateur à l’office à Marseille.

 

Depuis la démocratisation de l’accès aux ordinateurs et à Internet, les politiques publiques (de l’État et des collectivités territoriales) se sont intéressées à l’appropriation sociale des TIC : ou comment accompagner des gens, des publics, des citoyens, des jeunes, des seniors, des « publics « éloignés » à comprendre ce que l’on peut faire avec ces différents outils numériques.
Cet accompagnement a commencé à s’ancrer dans les pratiques de l’animation pour se développer dans le champ de la médiation. Une médiation qui a mis en lien outils et usagers, puis qui s’est développée dans la perspective culturelle du « devenir auteur » des publics[1] autour d’une relation entre création et créativité, entre amateurs et professionnels.
Aujourd’hui, cette médiation pourrait chercher des perspectives dans le champ des cultures Libres comme moyen de repenser une forme d’éducation populaire 2.0.
 
Le risque des fractures et des frontières
La médiation aux outils et aux usages s’avère encore et toujours essentielle, malgré les forts taux d’équipement professionnels et à domicile. Essentielle, notamment pour les raisons suivantes :
– les outils ne cessent d’évoluer : comment imaginer ne plus faire ce travail de réduction de la fracture numérique alors qu’elle devient beaucoup plus culturelle (la compréhension des enjeux et des usages) que technique (le fait de ne pas accéder aux outils), et que de nouveaux outils arrivent en permanence sur le marché, dans les foyers, au travail ? Dans un cadre de monopole apparent des GAFA[2], réduire cette fracture numérique c’est aussi garantir que l’on pourra toutes et tous continuer à accéder aux services en ligne (voir les enjeux liés à la neutralité du Net et à l’accès universel à Internet).
– les pratiques des outils numériques se structurent, se propagent et favorisent une « invention permanente » par un ensemble d’acteurs, en particulier ceux engagés dans les transitions : on parle des cultures Libres qui construisent de manière différentes des champs de savoirs et de contenus ; des pratiques éducatives qui servent aux renouveaux pédagogiques ; de nouvelles méthodes coopératives dans le cadre professionnel (transversalité, agilité …). Les « co- » et les nouvelles formes de circuits-courts prennent de l’ampleur. La médiation accompagne ces diffusions.
– ce n’est plus un, mais Des Internets auxquels nous sommes confrontés, selon l’analyse de Frédéric Martel[3], et les inégalités techniques se réduisent par des accès aux services en ligne quel que soit le terminal (ordinateur, smartphone, tablette …) dans les différents contextes continentaux. Mais des frontières électroniques s’érigent, frontières qu’il va falloir apprendre à traverser. Et, à l’exemple de la déclaration d’indépendance du cyberespace de 1996, il va nous falloir apprendre à construire de nouveaux territoires d’action en posant les principes de transversalité et de coopération, d’ouverture et de communs.
– le mythe des Digital Natives est déjà dépassé : les générations n’ayant connu que ce monde interconnecté et numérique accroissent plutôt leurs compétences techniques que véritablement cognitives. Il n’y aurait pas d’augmentation d’une intelligence individuelle, mais beaucoup plus le déploiement d’une intelligence collective et sociale.
Des médiations horizontales
Nous évoluons ainsi dans un environnement qui s’adapte en permanence entre technologies/outils, usages/pratiques, contextes d’usages/territoires et usagers. Ce n’est pas à une mais à plusieurs médiations que nous sommes confrontés. En effet, ces médiations sont beaucoup plus « horizontales » que « verticales »[4]. Ces médiations « horizontales » prendront vraisemblablement autant de temps que les médiations « verticales » classiques, mais avec un changement culturel important : la médiation n’est pas seulement celle d’être usager de ces outils, mais aussi potentiellement un « artisan » de leur développement. Nous pouvons participer individuellement et collectivement à l’élaboration des savoir-faire nécessaires à leur traduction sociale, leur appropriation, voire à la transformation des outils eux-mêmes.
Nous atteignons alors la limite des médiations actuelles. D’abord classiques issues des modèles verticaux, elles ont participé à diffuser les innovations, puis elles se sont horizontalisées pour traduire, en particulier, les relations entre pairs à pairs, entre créateurs/auteurs et usagers. Aujourd’hui, elles doivent se transformer pour inclure les usagers au cœur des transformations culturelles. Transformations qui prennent la forme de transitions dans de multiples secteurs. Transitions qui nous permettent de considérer que « nous sommes toutes et tous incompétents individuellement et collectivement intelligent »[5], pour nous donner la capacité collective de construire une nouvelle forme d’alphabétisation numérique qui considère les outils comme un « commun » social, et les usages comme les moyens de se les approprier, de les adapter à nos besoins/envies, et d’en penser une gouvernance à différentes échelles. Une « wiki-alphabetisation » ? Une co-médiation ? Une p2p médiation ?
 
La perspective des « cultures Libres »
La perspective pour « une médiation en pair-à-pair » pourrait être celle portée par le « Libre » comme tente de le cerner Sébastien Brocca dans son ouvrage sur les utopies du Libre[6]. Utopies bien concrètes ! Un monde du « Libre » très divers, qui permet des croisements entre techniques, usages, économie, éthique. Un cadre de référence qui permet d’envisager un élargissement de ses modes d’actions au delà de la seule sphère technique. Interroger les modes de fonctionnement dans le champs du « Libre » pourrait permettre de prendre en compte un positionnement dans un environnement culturel large, une manière de « se situer », et pas seulement une manière de faire – une maniabilité – avec un outil.
À la lecture de son ouvrage, au moins deux principes sont posés à ces cultures Libres : méritocratie et procédures. Cela ne fait pas forcément rêver, et ce n’est, surtout, pas forcément accessible à toutes et tous ! Il peut véritablement exister une « fracture du Libre » qui se rajouterait aux autres « fractures ». Le « Libre » pourrait-il être vu comme élitiste ? Deux éléments de réflexion peuvent proposer ce jugement hâtif !
– la méritocratie peut être une autre manière d’envisager les relations de pair à pair. Mode de relation et d’organisation qui ne serait pas imposée par une « élite » mais par les usagers eux-même en fonction des besoins ressentis d’organisation et de « qualité », en fonction du moment et des besoins. La méritocratie pourrait être un principe « rigoureux » dans un environnement en transformation permanente.
– la procédure peut s’envisager comme une adaptation permanente des modes d’organisation et de fonctionnement aux usages, dans ces contextes changeant. Un mode de fonctionnement qui ne contraint pas les usages mais les développe. Un principe qui « permet » et ne « restreint pas ».
Cela change un peu la donne ! Cela ouvre ?
 
Une médiation qui articule culture Libre et éducation populaire
La « médiation en pair à pair » aurait alors comme horizon de rendre accessibles ces cultures Libres au plus grand nombre. Elle nous donnerait la capacité collective de polliniser d’autres activités en étendant les principes éthiques, culturels, économiques et sociaux véhiculés dans le monde du « Libre » à d’autres secteurs, au delà des logiciels et du développement informatique, de la production de savoir collectif … Comment partir de Linux et Wikipédia, pour envisager que les termes de « coopération », « communs » et « accès pour toutes et tous » deviennent les références à la place de ceux qui nous sont imposés par un « système technicien » : compétition, privatisation des ressources, clôture des accès.
Pour mettre en œuvre des formes de médiations, un choix est possible :
– nous pouvons « vulgariser » les principes du Libre en baissant les exigences d’entrée, les barrières à l’entrée. Mais la qualité de Wikipédia tient au fait que ses procédures évoluent en permanence par un ensemble de bénévoles dans le monde entier. Et ces procédures sont appliquées pour toutes et tous.
– nous pouvons aussi poser un enjeu d’éducation pour toutes et tous à la mise en œuvre de ces procédures et ces principes. Étant assuré que la « méritocratie entre pairs » et « la procédure adaptable » sont les principes nécessaires et essentiels en période de transition pour construire de nouveaux modèles d’organisation, de production de contenus, de structuration des pratiques …
La médiation numérique serait alors de « faire les choses pour apprendre à les faire », éduquer pour permettre une accessibilité permanente pour toutes et tous aux « ressources numériques » pour nous donner la capacité de les faire évoluer. Pour nous permettre d’être « auteur » et « artisan ».
La médiatrice et le médiateur numérique, ni ingénieur ni animateur culturel, serait celle/celui qui peut participer à construire cette culture numérique : un ensemble de savoirs, de postures, d’enjeux de perspectives, pour accéder aux principes du Libre et de les étendre à l’ensemble des secteurs d’activités de notre environnement – culture, loisirs, travail, économie … Avec au cœur des pratiques, la recherche permanente d’un processus de transition. À lire et relire les rapport du Conseil National du Numérique sur l’inclusion numérique et sur l’école, la médiation numérique est un métier d’avenir ! Les « révolutions minuscules » sont en marche[7].
Emmanuel Vergès, coordinateur à l’office, à Marseille
1. Selon les écrits de Jean-Louis Weissberg (REF)
2. Google, Amazon, Facebook, Apple
3. Lire son dernier ouvrage « SMART »
4. Un appareil-photo, par exemple, est implanté sur un téléphone portable pour facilité la visio sur les réseaux 3G. Cette fonction photo puis vidéo est disponible pour tout le monde en même temps, que l’on soit usager, professeur, éducateur, philosophe, animateur, élu … Alors qu’auparavant les outils techniques mettaient un temps certain pour sortir des cercles d’experts (chercheurs, artistes, inventeurs …) puis se diffuser par couche successive en fonction du prix décroissant des technologies qui se simplifiaient comme cela a été le cas des caméras ou des appareils photos par exemple qui ont mis près d’un demi-siècle pour être réellement  accessibles à tous.
5. « Nobody is as smart than everybody », Kevin Kelly
6. « Utopie du logiciel Libre » par Sébastien Broca, éditions Le passager clandestin
7. En référence à l’oeuvre « les révolution minuscules » de la revue Autrement publiée en 1981
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