Les festivals d’art numérique sont-ils nocifs ? par M. Dermineur (incident.net)

Après s’être débarrassé des formalités administratives en signant les conditions générales de visite qu’il a rapidement parcourues, un spectateur attend son tour pour entrer dans la salle de la première installation en lisant distraitement les panneaux d’avertissement qui lui rappellent les stations de contrôle des aéroports.
Il y a peu d’expositions d’art dit numérique, même si de grandes manifestations telles que Les Immatériaux de Jean-François Lyotard au Centre Pompidou en 1985, la Biennale de Lyon de 1995, ou certaines expositions du ZKM, ont contribué à l’émergence de ce nouveau champ artistique.

La plupart des rendez-vous des arts numériques sont des festivals : Ars Electronica à Linz, Transmediale à Berlin, Elektra à Montréal, le DEAF à Rotterdam, et d’autres plus underground tels que Pixelache à Helsinki, Paris et Bogota, sans parler des scènes musicales, audiovisuelles… la liste est longue. Ce sont ces événements qui déterminent et circonscrivent la scène artistique numérique. Pourquoi les arts numériques se produisent-ils majoritairement sous forme de festival? Comment expliquer ce format?

Le festival est une manifestation à caractère festif et récurrent, originairement lié à l’été, qui concerne les arts de la scène et du spectacle. Ce format possède souvent une dimension de loisir culturel: on peut situer la relation du public à ce type d’événements dans le registre de la distraction et de la fête. Le format très court, autour d’une semaine, privilégie le spectacle et l’éphémère, et ne garantit pas toujours de bonnes conditions d’exposition des oeuvres, ce qui oriente les choix curatoriaux vers des pratiques qui supportent ces conditions, et limite le temps d’attention accordé par le public aux œuvres exposées.

Peut-on expliquer cette tendance au festival d’art numérique par l’hypothèse d’une origine commune avec le cinéma, remontant aux fêtes foraines de la fin du 19e siècle où l’on venait y découvrir des inventions techniques? Alors que cinéma se fixe assez rapidement dans un dispositif spécifique unique et s’impose comme industrie culturelle jusqu’à aujourd’hui, l’émergence des nouveaux médias à la fin du 20ème siècle réactive l’intérêt pour l’invention et la variation des dispositifs techniques. Les années 1990 sont ainsi marquées par la course à l’interface, une mise en scène de la relation du visiteur à l’oeuvre qui vient redoubler le dispositif muséal préexistant. Les artistes customisent ou designent le rapport aux oeuvres.
Les manifestations d’art numérique ont souvent accompagné le parcours du visiteur d’un support pédagogique bien particulier et assez symptomatique: les spectateurs étaient accueillis par des médiateurs chargés d’expliquer le « mode d’emploi » des œuvres à caractère innovant ou jouable. Aujourd’hui, ces médiateurs ont laissé la place à de simples cartels, voire à une nouvelle génération d’accès à l’oeuvre: celle de la prévention. Ce basculement s’opère par le nombre croissant d’oeuvres qui mettent en scène la responsabilité du spectateur, qui poussent les limites déontologiques et font courir un danger (réel ou symbolique) aux interacteurs.

La cible aujourd’hui, c’est le visiteur : avec l’interactivité et la notion d’œuvres collaboratives issue du netart et qui perdure avec le web2, il s’est opéré un changement dans la distribution de la prise de risque entre les auteurs, l’institution et le public. La responsabilité, la douleur et le danger ne sont plus seulement mis en scène : l’effort, la douleur sont distribués aux visiteurs-cobayes volontaires. On voit apparaître des contrats qui déchargent l’institution des risques encourus, qui viennent remplacer ou justifier le rôle du médiateur-cartel; un conditionnement qui n’est pas sans rappeler les ambiances sécuritaires1. Du pédagogique au parc d’attraction, on est loin des convictions présentes dans les Immatériaux.
La volonté pédagogique, la démo technique, l’émergence de thématiques socio-politiques dans les grands festivals qui font les nouveaux conformismes et participent de la neutralisation des oeuvres, les registres de l’attraction et la consommation du loisir-spectacle, la course à la visibilité des oeuvres et à leur promotion, est-ce là l’économie de la scène des arts numériques? Est-elle à l’origine de cette tendance au spectaculaire, la manifestation d’une évolution plus globale, ou la forme passagère d’une transition vers de nouveaux formats de monstration ?

Texte tiré de la revue ARTS NUMERIQUES ( MCD ) par Marika Dermineur, 2008

1 Granular Synthesis prévient depuis longtemps son public des risques encourus pendant les performances ou lors de la visite des installations (personnes épileptiques ou cardiaques sont priées de s’abstenir) ; la performance récente Feed de Kurt Hentschlager nécessite de signer une décharge et s’accompagne, lors de sa tournée des festivals internationaux, d’anecdotes sur les accidents qu’elle a provoqués. On peut lister des oeuvres plus récentes telles que Knife.hand.chop.bot de 5voltcore (danger suggéré), la Painstation de Fur (douleur), Contraint City de Gordan Savicic (douleur), ou encore Heartlands de Active Ingredient (effort).

Crédits :  http://www.incident.net/theupgrade

PS : les immatériaux : http://www.ciren.org/ciren/conferences/300305/index.html

Partager cet article
Catégories
Archives
Aller au contenu principal