PINGMTL : à la recherche du temps de Montréal

Depuis un an, la ville de Nantes a décidé de coopérer avec Montréal en mettant en connexion les événements « Printemps Numérique » et « Nantes Digital Week« . Une délégation nantaise d’acteurs publics, privés, institutionnels est ainsi partie en déplacement fin mai 2019 pour impulser ces échanges. Dans l’idée de construire des partenariats durables, et curieux de longue date des initiatives montréalaises, PiNG a synchronisé son expédition vers Montréal sur ce timing.

Immersion dans les « arts médiatiques »

Depuis la création de PiNG en 2004, nous avons souvent regardé et observé ce qui se passait de l’autre coté de l’Atlantique-en-français autour des arts médiatiques aka les cultures numériques, l’art numérique ou plus particulièrement le lien étroit entre les enjeux du développement des technologies, les pratiques artistiques, culturelles et le monde universitaire. Un regard un brin envieux vers des territoires et pratiques dans lesquels on trouve beaucoup de ressources inspirantes à puiser.
Ainsi, l’occasion nous était donnée de découvrir in situ ces laboratoires universitaires estampillés « cultures numériques », de débusquer les espaces de travail pour artistes et de tenter de comprendre comment se tissent les connexions entre ces multiples acteurs.
Inspiration profonde et longue marche en ville ont été nécessaires.

Nous avions imaginé plusieurs hypothèses à la lecture de la riche programmation des lieux et événements de Montréal : décrypter l’usage fréquent du terme « innovation sociale », comprendre l’articulation entre ce qu’ils appellent « recherche-création », découvrir des lieux de production artistique et leur monde universitaire.

Que se cache t-il derrière le slogan (canadien) de l’innovation sociale ?

Notre séjour à Montréal incluait l’invitation à intervenir à un colloque sur l’innovation sociale organisé par l’université de St Paul à Ottawa. La journée était organisée dans une salle tout en longueur fraîchement aménagée, ce que l’on pourrait appeler un « tiers-lieux universitaire ». Plutôt une très bonne idée, très simple, à savoir une salle jouxtant l’université gérée par une association dont la gouvernance est partagée entre citoyens et membres de l’Université, accessible de l’extérieur.
L’excellente Julie Chateauvert avait organisé cette journée au croisement des axes de recherches de leurs laboratoires : émancipation, action sociale, gestion démocratique, pédagogie engagée. Deux jours de rencontres, de réflexions et de discussions à propos de l’innovation sociale au sein des pratiques militantes, de la recherche et en économie sociale. Le tout abordé via des questions qui nous paraissent cruciales pour faire en sorte que l’innovation sociale ne soit pas, ne soit plus, l’apanage du prisme de l’économie néolibérale, des injonctions du progrès technique à court terme, etc …. Des rencontres réflexives permettant aux acteurs de la formation universitaire, aux acteurs sociaux, aux travailleurs en éducation-s de porter un regard critique sur leurs démarches. À la fois analyse et prospective, les tables-rondes abordaient les thèmes suivants : L’innovation sociale : enfant du néolibéralisme ? / Sortir du capitalisme, mais pour aller où ? / La pédagogie engagée, forme-t-elle des étudiant·es engagé·es ? / Les nouvelles infrastructures numériques : illusions de pratique démocratique ? / Comment les mouvements sociaux peuvent-ils se financer, sans perdre leur âme ? / Que (et comment) faut-il décoloniser en économie sociale et solidaire ? / La gestion démocratique déteste-elle les leaders ?
De quoi alimenter plusieurs thèses dans les années à venir …
Nous avons participé à une table ronde avec Sophie Toupin de l’Université McGill à Montréal qui présentait FemHack. Alejandro Mayoral Baños abordait « Indigenous Friends Association » et enfin Stéphane Couture de la York University de Toronto conclut ce panel sur un panorama d’initiatives croisant émancipation et souveraineté numérique.

Les débats de la journée entre enseignants, étudiants et éducateurs s’articulaient autour de l’analyse du système universitaire et du lien avec une réelle pédagogie engagée. Une pédagogie qui participe à la transformation sociale, loin des contraintes du quotidien universitaire, des réalités de chacun. Le retour des étudiants du cours de gestion « innovation sociale » de HEC illustrait parfaitement cette tension, dans la mesure où la journée était organisée par eux en lien avec leurs enseignants, bloqués entre un retour personnel sur leur parcours de carrière et les choix attenants, et des velléités de transformation sociale. On peut relier leurs échanges et démarches à celles des pédagogies critiques ou radicales, aux travaux de Paulo Freire (celui-ci ayant été souvent cité) ou aux engagements du laboratoire le LISRA à la MSH Paris Nord sur une recherche participative et citoyenne.
La question des espaces émancipateurs et notamment celle de la salle de classe ou l’engagement citoyen des étudiants hors de l’espace pédagogique institutionnel a été soulevée. Comment amener les étudiants à « se dépasser » ? Comment favoriser un engagement global dont émotionnel par la diffusion de documentaires vidéos commentés (Exodus : our journey to Europe) ? …

Enfin, une conférence éclair de Yves-Marie Abraham de HEC Montréal a porté un regard critique sur les termes « innovation » et « sociale ». Nous invitant à nous poser la question de l’utilité (ou futilité) sociale de nos actions, du pansement temporaire de nos activités réparatrices,… En bref, l’existence des éboueurs justifient souvent que l’on puisse jeter beaucoup d’objets car ils seront très rapidement gommés de notre paysage quotidien. Pourrions-nous accepter de voir la quantité de déchets que nous produisons plutôt que des espaces urbains éternellement cleans ? Qu’en serait-il de cette analogie avec les travailleurs sociaux et le capitalisme… Réactions vives chez les participants. Cette récente conférence apporte une version plus étendue de son analyse : https://invidio.us/watch?v=36pvIbLEpFA
Nous avons poursuivi sur ce thème de l’innovation sociale par la visite de la Maison de l’innovation sociale où Benjamin Groulx, chargé de communication, y organisait un temps de présentation autour du projet 100 in 1 day porté par un jeune (trop) dynamique étudiant de Bogota. Le lieu, largement soutenu par la municipalité, croisait « mise à disposition de bureau », « centre de ressources sur l’innovation sociale » (formations, accompagnements) et mise en visibilité des acteurs. Une sorte de Solilab, diraient les nantais.
Un autre lieu aurait mérité une visite mais, pour des questions d’agenda et de sollicitations multiples, cette rencontre ne s’est pas faite. Il s’agit de l’ancien squat auto-géré Bâtiment 7, fabrique d’autonomie collective. Nous avons tout de même réussi à obtenir une présentation par une des militantes présentes à Ottawa, également chercheuse sur les thématiques d’urbanisme, auto-organisation et innovation sociale.

Laboratoires, publications et écritures trans-numériques

À Montréal, les universités (UQAM notamment) sont principalement dans le centre ville, ce qui donne un caractère assez dynamique à la ville. Les bâtiments sont nombreux et enchevêtrés, ce qui donne parfois l’impression de naviguer au cœur des savoirs, avec des intitulés de cursus sur les bâtiments, les immeubles s’apparentant à de grandes étagères de bibliothèques.
Ainsi, nous avons été cordialement invités à intervenir et rencontrer différentes chaires universitaires, enseignants-chercheurs. Les enseignants-chercheurs suivants nous ont ouvert l’antre de leurs espaces de recherche et de pratique  : Alexandre Castonguay professeur de cultures numérique et art à l’UQAM, Marcello Vitali-Rosati et Nicolas Sauret de l’Université de Montréal et enfin le laboratoire au complet de Benoit Gervais
Le laboratoire d’Alexandre Castonguay est un espace de création numérique équipé, sorte d’atelier croisant les équipements des fablabs et ceux des d’écoles des beaux-arts. Sa configuration est assez originale puisqu’il s’agit d’anciens ateliers de peinture et sculpture, surplombés par une mezzanine qui apporte une vision panoramique sur l’espace. Électronique DIY, puredata, impression 3D, CNC,.. les activités ici nous sont familières. Alexandre Castonguay est aussi animateur du collectif artistique ARTengine.ca depuis de nombreuses années.
Le laboratoire de Marcello Vitali-Rosati est dédié aux écritures numériques sur le plan théorique (approche philosophique) et pratique (expérimentation d’écritures numériques) dans un département lié à la littérature. Il développe de nombreux projets autour des éditions en sciences humaines et sociales (développement d’un éditeur de texte sémantique par exemple, en markdown). Il s’agit pour les chercheurs, étudiants-chercheurs, étudiants de penser le futur de la revue en questionnant l’éditorialisation, les formats des articles, le montage d’une maison d’édition en ligne, la production de connaissances – partagés via la revue sens public ou la collection « parcours numériques » aux PUM (tiens, tiens..),…
Quelques jours plus tard, nous rencontrions un autre laboratoire (de l’Université de Québec à Montréal) portant sur des axes de recherche-création similaires (sans concurrence, bien sûr), celui de Benoit Gervais. Accueilli par la sympathique Gina Cortopassi, coordinatrice de la chaire « archiver le présent », nous a été présenté l’historique/histoire du labo fondé en 2004 (comme PiNG), de nombreux projets en lien avec le centre de recherche Figura, des programmes de recherche liés à l’étude des manifestations artistiques et littéraires du numérique, aux stratégies de diffusion des ressources web de la recherche universitaire… bien souvent sur des plateformes Drupal. Des possibilités de collaboration se sont ouvertes, notamment avec notre axe de travail à venir/avenir « chronotopie » et nos ateliers de recherche-création tout frais.

Laboratoire (des) communs trans-disciplinaires

Puisqu’on nous réfléchissons en marchant et que Montréal est idéal pour cela (marcher), nous avons arpenté de nombreuses rues à la recherche des lieux à visiter. Puisque la question du réfléchir/faire ensemble nous intéresse, nous avons voulu découvrir des ateliers où l’on partageait un espace physique mais aussi des démarches et recherches. C’est ce que Erin Manning, enseignante chercheuse, directrice du Senselab, laboratoire ouvert à n’importe quel citoyen, met en place depuis de nombreuses années au sein de son université à Concordia, Nous sommes allés à sa rencontre et avons discuté autour d’un café dans l’un des nombreux coins conviviaux du Mile End.

Elle vient de publier un ouvrage expliquant les concepts et les techniques collectivement formés au cours des dix premières années d’activité de ce lab très open : «Propositions pour une pensée en acte» (Erin Manning et Brian Massumi, Thought in the Act : Passages in the Ecology of Experience, University of Minnesota Press, 2014).

Le projet Senselab existe depuis 16 ans. Inspiré par les 3 écologies de Felix Guattary, l’idée est de proposer un espace/temps hors de l’institution de l’université avec des ateliers de philosophie grand public ouvert à tous. Senselab est également un réseau de recherche à l’échelle internationale. PiNG devrait s’y joindre prochainement, sans doute. Sa démarche s’inspire de la chronobiologie et la neurodiversité, mixant plusieurs méthodes, formats et modes de pensée. Le « on » du Senselab change tous les jours (néanmoins 30% universitaire). La suite ? Elle aimerait ouvrir un lieu autour du soin ou pourquoi pas le construire dans une démarche proche de la clinique de La Borde. Elle trouve qu’on arrive actuellement à un rétrécissement de la pensée, qu’il faut remettre de la complexité. À titre d’exemple, elle nous décrit l’animation d’un atelier « philo » hebdomadaire. On pourrait la résumer ainsi : se rassembler autour d’un objet commun, toutes les 3 semaines, pas besoin de se présenter, pas de tour de table, aborder/lire 10 pages max, explorer un philosophe « référence » par an, utiliser des ateliers de cuisine comme méthode d’animation commune. Traiter la philosophie permet de développer l’esprit critique finit-elle par nous dire en partant rejoindre un autre rendez-vous au bout du bar.

Espaces collectifs pour artistes et scène art numérique

La scène art numérique/arts plastiques est vivante, dynamique et multiple à Montréal. En partant du Mile end cher à Xavier Dolan, nous sommes allés rencontrer la responsable communication d’Eastern Bloc. Elle nous a fait découvrir son lieu, ses réseaux et partenaires habituels (studioXX, festival Sight&sound, Perte de signal, Galerie neverAppart, … ). Leur lieu est géré en mode associatif avec un conseil d’administration composé de personnes issues du milieu artistique. Trois salariés animent le projet. Ils organisent 3 résidences, en lien avec d’autres pays comme la Colombie ou encore la France via des résidences croisées avec Le château éphémère avec lesquels ils s’accordent sur les conditions d’accueil (quelques aides via l’OFQJ notamment). Pour info, leur appel à résidence pour un accueil sur 3 semaines propose un accès au lab, un soutien technique, 1500$ incluant la production et une semaine d’exposition. Leur modèle économique est basé sur des revenus autonomes via la location des espaces et du bar, des subventions du gouvernement, des bourses de fonctionnement, quelques ateliers et formations (Blender, livecoding, python…).

Au cours de cette journée, nous avons également réussi à trouver les locaux de la revue ESPACE ART ACTUEL dont les derniers numéros s’intitulent « De la destruction ».
Notre plus grande surprise a été la visite – par hasard – de l’immense atelier circulaire, sorte de fablab de l’impression, espace mutualisé entre plasticiens jeunes ou moins jeunes, professionnels ou amateurs. Le quartier se développant à grand pas, il n’est pas certain que l’augmentation du prix du loyer leur permette de rester longtemps ici, nous ont-ils précisé.

En matière d’espaces d’autonomie et d’appropriation des technologies, Anne Goldenberg fait figure de pionnière, à Montréal et ailleurs. Sa publication « les hackerspaces comme politisation d’espaces de production technique. Une perspective critique et féministe » est toujours d’actualité, même si son récit nous fait apparaître qu’une époque est passée à Montréal et que le terme « numérique » dans leur langue aurait aussi tendance à adoucir les mœurs.

Puisqu’il faut conclure

Ces diverses rencontres programmées en avance se sont aussi vues perturbées par d’autres découvertes fortuites : échanges avec Sébastien Thiery, responsable de PEROU suite aux rencontres Publishing sphere, avec la librairie parisienne Quilombo au salon du livre anarchiste, découverte d’affiches publicitaires dans le métro où des syndicats mettaient en garde sur les conditions des salariés à l’université nous invitant à prendre un peu de recul sur ce que nous venions d’entendre et voir. Lors de la soirée à la maison de l’innovation sociale, une personne a fait une intervention remarquée sur ce qu’il est possible de faire dans l’espace « public » en tant que canadien et ce qu’il n’est toujours pas possible de faire en tant qu’autochtone. Malgré les efforts en ce sens, faits pour rétablir une sorte d’égalité, ces remarques ont pointé du doigt la nécessaire décolonisation de nos esprits.

CE QUE NOUS N’AVONS PAS VU NI VISITÉ (MAIS ÇA NOUS AURAIT BIEN PLU)

Un article de Julien Bellanger & Charlotte Rautureau
Ce déplacement a reçu le soutien de l‘Institut Français.

 
 

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