Le court-circuit : une pratique inspirante et une façon d’apprendre alternative

À l’occasion des 50 ans du circuit-bending, Thomas nous propose de revenir sur l’origine de cette pratique et ses liens étroits avec les questions d’obsolescence, de progrès technologique et d’apprentissage par le faire.
Et rendez-vous jeudi 8 décembre au fablab Plateforme C pour un OPENatelier spécial circuit-bending !

En 2016, le circuit-bending à 50 ans : bon anniversaire !

Reed Ghazala, reconnu comme l’inventeur de cette pratique dans les années 60, la met en pratique pour la première fois en 1966 : alors qu’un poste de radio démonté est entreposé dans un tiroir, sa carte électronique en contact avec le métal du meuble se court-circuite et se met à gazouiller des sons étranges. Le court-circuitage créatif est né. La radio détournée devient un synthétiseur sonore, et Reed Ghazala réalise alors les possibilités qu’il y a à jouer avec un circuit imprimé.
Il théorise d’ailleurs sa démarche dans ce qu’il nomme l’anti-theory (!) : le fait que chacun puisse faire de l’électronique sans aucune connaissance théorique, simplement en expérimentant, directement sur la matière. Plutôt réjouissant du point de vue du curieux, de l’amateur et du musicien en recherche de nouvelles sonorités à des coûts accessibles.
Cela semble également être une façon très intuitive d’aborder l’appropriation des technologies, à rebours d’un apprentissage classique qui nécessiterait la digestion de quantités de connaissances avant de pouvoir aborder une pratique. Ici le savoir-faire se bâtit sur la pratique en attendant la théorie. « L’intuition se travaille »(1) par la répétition et l’expérimentation. Mais c’est aussi une façon de bâtir un imaginaire différent vis à vis de ces technologies qui nous entourent et que chacun d’entre nous connaît très mal dans l’ensemble : on ouvre la boite noire, on soulève le capot pour voir comme c’est fabriqué à l’intérieur : voilà exactement la démarche du circuit-bending.
De nombreux artistes, parmi lesquels nous pouvons compter Bjork, Radiohead, Aphex Twin, Devo ou encore Coco Rosie ont utilisé des instruments issus du circuit-bending, ou les ont directement conçus eux-mêmes à partir de jouets électroniques, de petits claviers, de radios, etc.
C’est aussi une pratique en vogue dans les réseaux des artistes bidouilleurs, ces bricoleurs inventifs qui se situent quelque part entre les situationnistes, les hackers et les amateurs de SF. Dans ce credo nous pouvons citer Gieskes, Benjamin Gaulon, ou encore Pete Edwards plus connu sous le pseudo Casper Electronics.
En plus de la dimension créative, il y a dans le circuit-bending, comme on l’a vu, une approche pédagogique intéressante à développer. Certains phénomènes techniques y apparaissent de façon limpide : quand on met le doigt sur une résistance, on crée une résistance en parallèle, et le son du jouet sur lequel on travaille en est modifié. Et encore, si on remplace le minuscule haut-parleur présent dans le jouet par une connexion audio professionnelle, on se familiarise avec la soudure et l’on découvre que le spectre audio est plus large que prévu. Enfin, découvrir que les puces contenues dans certains jouets sont désormais recouvertes d’une couche de matière opaque à la différence de ceux des années 80, renseigne mieux sur les stratégies industrielles à l’œuvre et la complexification des technologies qu’un long discours.
C’est donc une pratique complète propice à un enseignement alternatif des technologies.


TRAVAILLER AVEC LES DÉCHETS

Nous croulons aujourd’hui, entre autres, sous ce que l’on nomme les déchets d’équipements électriques et électroniques (D3E). À chaque vague d’innovation technologique son lot de rebuts, de machines rendues obsolètes par leur incapacité à séduire un public toujours avide de nouveautés. Des machines démodées mais aussi rendues inutilisables de part leur fabrication même, souvent fragile et de conception parfois douteuses.
Ce thème de l’obsolescence des objets techniques a déjà été abordé par PiNG dans le cadre du projet (s)lowtech vers lequel je vous renvoie pour plus d’informations. Je fais cette parenthèse sur les D3E, car le circuit-bending est une pratique de réhabilitation de quelques uns de ces déchets. Si nous pouvons invoquer légitimement la pratique de la réparation pour pallier à l’abondance de ces D3E comme c’est le cas dans le cadre de (s)lowtech, le court-circuitage ludique serait plutôt une façon d’en détourner les usages initiaux : transformer un répondeur électronique en instrument de musique par exemple.
Au delà de la dimension pédagogique et créative donc, apparaît dans le circuit-bending une réflexion sur la gestion des D3E que nous produisons et consommons avec force.


DE 1996 À 2016 : 50 ANS DE CIRCUIT-BENDING ET DE PROGRÈS TECHNOLOGIQUE

La pratique du circuit-bending est confrontée aujourd’hui à deux limites principales :

– le stock de D3E que l’on peut facilement détourner, car doté de technologies « simples », se raréfie et par voie de conséquence, devient plus cher, ce qui ne correspond pas à la démarche initiale du circuit-bending censée être très accessible. Une Dictée Magique par exemple, petit appareil pour apprendre l’orthographe conçu dans les années 80, très efficace pour le circuit-bending, est passée de 2€ sur les vide-grenier au début du 21ème siècle, à 50€ sur les sites de ventes en lignes actuellement. À ce prix là, on a plutôt envie de la mettre en décoration sur sa cheminée que de se risquer à un court-circuit potentiellement fatal pour l’engin. Par ailleurs, la miniaturisation des composants, l’opacité des conceptions actuelles, rend plus complexe – mais pas impossible – la modification des objets actuels. Là encore, se pose la question de l’appropriation des technologies aujourd’hui.

– Bien souvent enfin, le circuit-bending est vu comme une activité pour les enfants. Tout simplement car la matière utilisée est souvent à base de jouets colorés, car en grande quantité, peu chers sur les brocantes, mais également de conception relativement simple la plupart du temps. Il convient de rappeler qu’il faut pouvoir faire le distinguo entre support et démarche. Le court-circuitage ludique est une pratique à destination de tous, car chacun d’entre nous est concerné et peut saisir les enjeux de l’appropriation des technologies, de l’obsolescence et du détournement créatif.


RITOURNELLE : UNE INTERFACE DE CONCEPTION OUVERTE, PRODUITE DANS UN FABLAB

C’est à la fois pour prolonger cette pratique du circuit-bending et lui rendre ses lettres de noblesse que l’interface MIDI Ritournelle a été pensée. Il s’agit d’une interface électronique qui peut se brancher entre un jouet modifié et un ordinateur. Ainsi, après avoir modifié un objet électronique pour en faire un instrument de musique par exemple, nous pouvons en sus l’intégrer dans notre équipement d’instruments électroniques en le synchronisant à l’ensemble. C’est une façon de concevoir des instruments électroniques maison, à faible coût, en local, parfaitement utilisables dans le cadre de compositions, d’installations, de concerts, etc.

Bien entendu, cette petite carte électronique a été conçue de façon ouverte, en respectant le plus possible le cadre de la Culture Libre, à savoir documentation et libre accès aux plans de fabrication, ainsi qu’au code informatique. L’ensemble de la démarche est documenté sur fablabo.net, le wiki de documentation animé par PiNG.

Voici une petite vidéo, datant des débuts du développement de Ritournelle, et qui a le mérite de montrer les possibilités de cette interface. Vous y verrez deux petits jouets, dont un porte-clefs sonore, transformés en boite à rythmes, à l’aide d’un séquenceur (ici un petit programme réalisé avec Processing à des fins de tests), le prototype de Ritournelle est alors ce que l’on aperçoit avec les LEDs bleues dans la boite à cigares :


AU FOUR ET AU MOULIN, CHACUN VA SON TOUR : COMPLEXITÉ DE L’APPROPRIATION TECHNIQUE ET CULTURELLE DES TECHNOLOGIES

Oui cette vidéo à bien cinq ans, vous ne rêvez pas – après tout, c’est dix fois moins que le circuit-bending ! – mais que s’est il passé depuis ? Et bien, le développement à suivi son cours, lentement, et comme vous pouvez le constater sur la page de documentation, nous en sommes aujourd’hui à un prototype de circuit imprimé conçu dans le fablab Plateforme C. Mais voilà: le circuit électronique tel qu’il est aujourd’hui connaît quelques dysfonctionnements qui nécessiteraient un travail d’analyse complet de la conception du dispositif, ce qui actuellement est infaisable par les permanents de PiNG par manque de temps de cerveau (et de main) disponible.

Ce cas souligne cette difficulté à laquelle chacun se confronte quand il tente de saisir ce que sont les technologies aujourd’hui dans leurs dimensions technique et culturelle (quand bien même nous pourrions classer Ritournelle dans la catégorie des technologies d’il y a 15 ans). Ce projet au long cours bien que, techniquement pas abouti, a permis d’illustrer à merveille cette double contrainte imposée par les technologies et qui peut se résumer ainsi : chaque évolution technologique nécessite, pour la comprendre en profondeur, l’acquisition de plus larges compétences techniques et culturelles, alors même que le temps qui serait nécessaire pour cet exercice se raréfie, engloutie par l’usage même et l’omniprésence de ces technologies numériques.

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À VOTRE BON PLAISIR !

Aujourd’hui Ritournelle est donc laissé à disposition de toute personne intéressée pour prendre la suite de cette démarche, voire, de terminer une version bêta d’un prototype. Les sources, comme évoqué précédemment, sont disponibles sur la page fablabo qui documente le projet et sont sous licences libres concernant la partie logicielle. La partie matérielle, quant à elle, est dans le domaine public en ce qui concerne la topographie des semi-conducteur. Quant au projet lui-même, si l’on peut dire que c’est une solution technique qui répond à un problème technique et qui est une nouveauté (en deux mots qui aurait pu faire l’objet d’un brevet) alors il est dans le domaine public également.
Alors si vous souhaitez continuer et terminer le développement du projet, n’hésitez pas à vous emparer de ces quelques sources mises à votre disposition, ou, pour de plus amples informations, à me contacter à l’adresse thomas@pingbase.net.

Thomas Bernardi

(1) Richard Sennett dans « Ce que Sait La Main », Ed. Albin Michel, 2010 

ATTENTION ! LE CIRCUIT-BENDING NE DOIT ÊTRE PRATIQUÉ QUE SUR OBJETS ALIMENTÉS À 12V MAXIMUM !

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